De la place de l'histoire dans la ville de demain
(décembre 2015)
Du « Grand débat sur la Loire » qui, à l'initiative de la ville, a fait participer nombre de Nantais à une consultation pour le moins originale, viennent d'émerger des orientations d'aménagement, préconisations de la commission du débat que suivront bientôt, ou pas, les élus métropolitains. Aura-t-on déjà vu pareille mobilisation du public autour d'une thématique censée concerner tous les citoyens ? Plus de cent « cahiers d'acteurs » au sein desquels associations, structures publiques et privées, collectivités ont émis des visions et souhaits différents à l'aune de leurs préoccupations, économiques, écologiques, mémorielles, ludiques... Préoccupations très actuelles en tous cas, sans aucun lien avec l'histoire et l'évolution du site, notions qui ne sont pas dans l'esprit de nos contemporains nantais. Peut-être les plus anciennes générations se souviennent-elles avoir connu une ville sensiblement différente, dont le rapport à la Loire était marqué dans la paysage. Mais aujourd'hui, qui peut lire la forme de la ville dans ses aménagements actuels ? La présence de l'eau a peu à peu été gommée au fil des décennies, jusqu'à quasiment disparaître.
L'Erdre, affluent de la Loire, traversait librement la cité jusqu'à ce qu'elle soit canalisée au début du XIXe siècle. Comblée au milieu du siècle suivant, son parcours était encore lisible, avec le cours des 50 otages et les contre-allées qui reprenaient le tracé du canal et des voies sur berges. Le dernier aménagement a quelque peu malmené ces dispositions qui, pour le nouveau venu, ne lui feront pas comprendre que cette grande percée dans le tissu urbain est due au passage d'une rivière.
La Loire aussi a disparu, transformant l'île Feydeau en îlot urbain enfermé par des voies de circulation et des rideaux d'arbres. Sa rive sud est maintenant en contrebas de la rue qui la sépare de la masse imposante de l'hôpital, et ce dégagement escarpé n'aide pas à la compréhension du lieu. Davantage, elle est flanquée à l'est d'un bâtiment dont la masse est loin d'évoquer l'ancienne poissonnerie qui en formait la tête ; elle sera sans doute un jour enfermée par l'équivalent, à l'ouest, la transformant ainsi définitivement en un quartier nantais « traditionnel ».
Le quai de la Fosse quant à lui n'a plus de quai que le nom, puisqu'il a perdu toute fonction portuaire ; cette évolution a été consacrée par l'aménagement du mémorial à l'abolition de l'esclavage et, si l'on en croit les désirs de chacun, sera bientôt une promenade verte, « petite Amazonie » qui nie tout rapport historique et urbanistique des façades du quai avec la Loire. Mais ce n'est rien par rapport avec ce que l'on appelle maintenant « l'île de Nantes », dont le caractère d'archipel disparaît dans ce nouveau vocable. Quant à la consistance même de l'histoire de ces îles, elle est fondue dans une vision renouvelée de ces terres à conquérir : disparition des entreprises, chantiers et gare au profit d'habitat collectif, d'immeubles de bureau, d'un nouvel hôpital et d'un espace de loisir et de création dans lequel on ne lit le passé industriel que par la présence d'une grue, de cales de lancement et d'un bâtiment de direction.
Alors quand se pose la question de l'aménagement possible de la place de la petite Hollande, la mémoire de la Loire passe loin derrière le stationnement automobile et le marché hebdomadaire. Qu'en est-il de la vaste étendue d'eau qui, du resserrement des bras de l'ancienne cité, annonçait l'ouverture vers l'estuaire et le large, qui faisait rêver le jeune Jules Verne dit-on ? Laissons donc les rêveries du petit Jules et pensons froidement l'aménagement d'une ville moderne, attractive et dynamique, comme l'a fait le maire Gérard Mellier au début du XVIIIe siècle : a-t-il eu des états d'âme en projetant la démolition des vieilles murailles devenues obsolètes, en imaginant de nouvelles voies dans la ville médiévale, en prescrivant des alignements et des élévations types de façades, en créant de tout pièce un lotissement (Feydeau) qui devait dialoguer avec sa nouvelle ville ? Il a fait entrer Nantes dans la modernité a-t-on dit.
Mais qu'en est-il de l'histoire dans tout cela ? Quels marqueurs doit-on laisser dans le paysage pour que l'on puisse comprendre son évolution ? Quelle part du passé conserver dans une ville « qui se reconstruit sur elle-même » ? Par quels vecteurs peut-on transmettre ces informations ? Si l'on ne veut pas qu'ils soient uniquement virtuels – procédés on ne peu plus à la mode - encore faut-il être vigilant et ne pas laisser disparaître des traces du passé sans que la question préalable de la conservation, ou non, soit posée. Et c'est le rôle des historiens, des archéologues, d'éclairer les décideurs qui auront soin, soyons optimistes, d'entendre notre discours. Le rapport historique de Nantes à la Loire fait partie de cette démarche, et ce n'est malheureusement pas dans les limites d'un « cahier d'acteur » fondu dans la masse qu'il peut être évoqué, mais dans une prise en compte a priori, comme un postulat de départ fondé sur une connaissance la plus exacte possible de l'histoire de la ville.